Ça commence !
Mes grands-parents vivaient dans un petit hameau, de la Bretagne
profonde, composé de maisons de pierres parées de volets bleus et de géraniums
aux fenêtres. Il s’appelle KER AR VAG, le village du bateau, en français :
« Curieux nom lorsque l’on sait que celui-ci est situé à plus de cinquante kilomètres
de la mer. » Le dernier recensement indiquait plus de cinq cents habitants et
un peu plus de cinq cents pendant la saison d'été. Au mieux, le touriste y passe,
mais jamais il ne s’arrête.
Une boulangerie, un café restaurant, une épicerie, un vétérinaire et une
gare composent l’essentiel de l’activité de ce lieu. Mes grands-parents
habitaient une vieille bâtisse de pierre au milieu de plusieurs hectares de
terrain. Cette dernière se trouvait sur les hauteurs du village en direction de
l’autoroute de Nantes qui elle-même se situait à plus de cent kilomètres. Ma
grand-mère se nommait Anna. Elle était d’origine russe, grande, élancée. Elle
avait des yeux verts qui lui servaient de révolver lors d’un désaccord avec son
interlocuteur. Elle était magnifique, jalousée par les autres femmes du village
et admirée par les hommes. C’était une écolo convaincue et convaincante. Elle
pratiquait le bio depuis bien avant cette mode ridicule des bobos de ces
derniers temps. Bio jusque dans ce qu’elle fumait : "Jamais de cigarette
fabriquée par ces trusts qui ne faisaient que détruire l’homme et sa planète" .
Elle ne consommait que de la production de son jardin ou plutôt de sa serre cachée
près du puits. Cent pour cent naturelle, affirmait-elle ! Je trouvais curieux
l’état de ma grand-mère après sa cigarette. Son odeur si particulière envahissait
les pièces et mon grand-père râlait lorsqu’il rentrait du travail. Il lui
disait : « Tu ne peux pas faire attention, cela sent dans toute la maison. »
Et elle lui répondait toujours avec fermeté : « Parce que tu crois que ta
fichue pipe n’embaume pas toute la maison. »
Pour en revenir à ma grand-mère, comme je vous l’ai déjà dit, elle respirait l’écologie. Pas écolo ti-ti-parisien sur un vélo avec un k-way jaune, même si elle roulait en vélo et qu’elle portait souvent un k-way jaune. Mais c’était juste le moyen de locomotion principale des habitants du village et le k-way est une tenue également locale due à une météo parfois humide. Elle était connue pour ses convictions et son combat de tous les jours contre la bêtise humaine qui détruisait notre belle planète, les animaux et en dernier lieu, nous les hommes. Elle a vécu son jour de gloire le jour de la signature de la Kop 21. Pendant que Fabius entra dans l’histoire en faisant parapher ce texte d’une centaine de pages dont tout le monde se foutait, Anna marqua à jamais la mémoire du village par son fait d’arme qui ne laissa personne indifférent. Elle s’installa sur la grande place et positionna deux poteaux de sa fabrication. Elle déroula une banderole également faite de ses mains ou on pouvait lire :
« PENDANT QUE TOUS CES IDIOTS PARADENT A LA KOP 21, NOUS TUONS DES
CENTAINES D’ESPÈCES ANIMALES POUR OBTENIR TOUJOURS PLUS DE PROFITS. PROTÉGEONS LES
ANIMAUX ET NOUS SAUVERONS LES HUMAINS. »
Il est vrai que le texte ne méritait pas de faire entrer Anna au panthéon
de KER AR VAG. Ce qui a valu cet instant de gloire à ma grand-mère, c’est
qu’elle avait décidé après avoir installé son slogan de se déshabiller complètement.
Elle faisait référence à un vieux combat mené par Brigitte Bardot contre le
port de la vraie fourrure. Seule Anna pouvait comprendre le lien entre se
mettre à poil et de ne pas tuer les animaux par profit ! En tout cas, Anna se
trouvait au milieu de la grande place nue comme un ver. Elle faisait les cent
pas d’un poteau à l’autre tout en fumant une cigarette confectionnée par ses
soins pour cette grande occasion. Le premier effet obtenu a été de remplir à
une vitesse record la terrasse du café qui donnait justement sur la place. Jamais
eu autant d’hommes réunis sur celle-ci, même le soir de l’élection de « Flamby ».
Après avoir fait le plein de la gent masculine et de ses commentaires hautement
philosophiques, les femmes ont commencé également à venir sur les lieux. Le
résultat ne s’était pas fait attendre, la gendarmerie fut appelée
immédiatement. Les hommes face à cet évènement étaient en plein conciliabule et
n’avaient pas eu l’idée de téléphoner aux gendarmes. L’estafette toute neuve
s’arrêtait au plus près de l’attroupement. Le brigadier Robert et ses deux
acolytes avaient décidé dans un premier temps de prendre des renseignements
auprès de la clientèle masculine du bar afin d’élaborer un plan d’attaque. Ils
s’étaient retrouvés avec un petit verre dans les mains et rigolaient avec les
autres tout en ne perdant pas une seconde des yeux Anna. Ce fut la boulangère, Madame Baguette,
surnommée ainsi, car elle vendait des baguettes depuis plus de trente ans et
qu’elle menait son mari et ses enfants par l’ustensile du même nom, qui
apostropha le brigadier. « Si tu continues à mater le cul d’Anna sans bouger,
je vais m’en occuper et j’irai voir ta femme pour lui en toucher deux mots. »
Devant cet argument, le brigadier Robert avala cul sec le reste de son verre et
a fait signe à ses ouailles de le suivre. La scène qui en suivit fut transmise
de génération en génération. Anna fusilla les gendarmes de ses yeux verts et
leur donna l’ordre de ne pas la toucher avec leurs sales pattes. Les villageois
ont alors assisté à une chorégraphie ou les trois gendarmes tentaient des
approches diverses et variées et se faisaient rabrouer par des « Touches encore
une fois mes fesses et tu vas voir ce qu’il va t’arriver. » Ou bien encore, «
Arrête de baver en regardant mes seins, espèce de pervers. » On entendit dans toute la Bretagne une marée
de rires qui montait de la terrasse du café ou hommes et femmes rigolaient à
gorge déployée. Madame Baguette, toujours elle, a eu l’idée de donner aux gendarmes
un grand drap blanc. Ils le prirent chacun par une extrémité et contournèrent
Anna à vive allure. Ils réussirent à entourer celle-ci avec le drap et ils ont
pu l’amener doucement vers l’estafette sans la toucher. Arrivé à la gendarmerie,
le brigadier Robert appela mon grand-père pour lui demander de venir au plus
vite à la gendarmerie.
Mon grand-père répondait au prénom très breton de Yohan. Il était né dans
ce village comme son père et son grand-père et pensait-on son arrière-grand-père.
Il n’avait jamais quitté celui-ci plus de dix jours durant. Il était grand et
fort, il avait une gueule de marin breton. Il était ridé et sa peau était
burinée par le soleil. Il n’avait que l’air d’un marin, car il n’avait jamais
mis les pieds sur un bateau hormis la petite barque de son père pour aller pêcher
à l’étang de la Boiserie. Mon grand-père travaillait à la SNCF depuis toujours.
Il occupait le poste de chef de gare de KER AR VAG depuis vingt-cinq ans.
Travailler était peut-être un mot un peu excessif concernant mon grand-père. Il
avait une prestance naturelle, grande taille, gueule à la Gabin et voix grave
et puissante. Il avait vite compris comment se servir à son avantage de ses
atouts que Dieu lui avait donné. Très rapidement, il s’était inscrit à la CGT
et il devint un syndicaliste écouté et craint, capable de mettre en place une
action de grève fulgurante. Il était également membre du CE et du CHSCT. En
cumulant ses trois fonctions et avec l’expérience qui était la sienne, il avait
réduit au maximum ses heures de labeur. Son principal travail consistait tous
les matins à dix heures trente-deux, de sortir de son bureau, d’enfiler sa
casquette, de rajuster sa veste et de se positionner au bord du quai deux. À
dix heures trente-quatre, le TGV en partance de Paris via Nantes passait à près
de cent kilomètre-heure. Mon grand-père levait sa main droite pour saluer le conducteur.
Il se retournait alors pour voir le train filer vers Nantes et se posait la
même question depuis vingt-cinq ans : « Est ce que le chauffeur m’a
répondu ? » Il ne travaillait presque pas, mais tout le monde le respectait. À
chaque élection municipale, les trois quarts des habitants lui demandaient de
se présenter au poste de Maire. Mon grand-père répondait toujours qu’il n’avait
pas le temps avec son travail. Les gens souriaient, mais ne lui en voulaient
pas, ils le connaissaient et ils l’aimaient comme il était. Il savait depuis
longtemps la puissance de la parole, mais il était au courant aussi des
emmerdes que la moindre responsabilité pouvait procurer. C’était un
syndicaliste, fait pour gueuler et critiquer le pouvoir en place quel qu’il
soit, mais jamais grand dieu prendre le pouvoir. Il se présenta donc ce jour-là
à la gendarmerie et telle ne fut pas sa surprise de voir sa femme Anna, assise
au fond de la seule cellule existante. Elle était recouverte d’un drap et ficelée
avec des bouts de corde pour l’empêcher d’enlever ce dernier. Le brigadier
Robert avait invité mon grand-père à venir dans son bureau pour lui expliquer
ce qu’il s’était passé. Il remercia Robert pour sa gentillesse et alla chercher
Anna dans sa cellule. Impossible de détacher sa femme, car elle hurlait qu’elle
sortirait nue pour sauver les animaux et la planète. Il la porta sur son épaule
comme un tapis et la jeta à l’arrière du 4X4. Pendant tout le trajet du retour
à la maison, Anna vociférait en se tortillant sur la banquette. Mon grand-père
stoppa le véhicule dans la cour. Il descendit de la voiture et ouvrit la portière.
Anna avait réussi à se libérer du drap et se trouvait à nouveau nue. Il la
porta sur son épaule pendant qu’elle lui tambourinait le dos avec ses bras en
hurlant qu’il n’avait pas le droit de faire cela. Il la porta ainsi jusque dans
la chambre et la jeta sur le lit conjugal. Ma grand-mère criait encore, mais
son discours avait radicalement changé puisqu’elle encourageait vivement mon
grand-père.
Depuis ce jour, chaque année à la même date, les hommes du village se
réunissaient au café et levèrent leurs verres à la kop 21 en direction
d’un cadre qui se trouvait juste au-dessus du comptoir. IL contenait une photo
de Fabius en train de signer. Lorsque la première tournée était terminée, le
patron servait la deuxième puis retournait ce dernier. Une photo d’Anna nue sur
la place apparaissait et les hommes levèrent à nouveau leurs verres en
criant : « À Anna ! » Au fur et à mesure des années, les anciens
racontaient cette journée en précisant que le village de KER AR VAG aurait pu
entrer dans le livre des records, car la totalité de la population masculine du
village était en érection ce jour-là. Même les femmes remerciaient Anna, étant
donné que leurs maris les avaient gâtées
comme rarement ce soir-là. Pour le troisième verre, les hommes sortaient sur la
terrasse, quel qu’en soit le temps et attendaient ma grand-mère. Parfaitement
au courant de cette petite tradition, elle prenait un grand plaisir à pédaler
doucement sur son vélo devant le café à 12 h 15 précise. Alignés tout
le long de la terrasse, ils levèrent d’une seule main leurs verres en souriant à
son passage. Elle regardait droit devant elle et faisait très attention à ne
croiser aucun regard. Cela l’amusait beaucoup, surtout de s’imaginer l’état de
ces messieurs lorsqu’ils l’observaient. Mon grand-père ne participait pas à ce
rendez-vous. Non pas que cela le dérangeait, mais il était obligé de rester à
la gare étant seule pendant l’heure du déjeuner. Il prenait lui aussi un petit
verre dans son bureau au même moment, puis il se postait en haut de l’escalier
devant la gare et regardait Anna, son Anna, venir à lui sur son vélo. Elle
finissait les derniers mètres les yeux dans les yeux. Ils se souvenaient
parfaitement de ce qu’ils avaient partagé après cet épisode. Elle descendait de
vélo, montait les quelques marches et il l’entourait de ses bras musclés pour
la porter à hauteur de son visage et l’embrassait tendrement. Ils étaient si
différents et pourtant ils n’avaient pas vécu une seule minute sans amour.
L’homme assis en face de moi se lève d’un bond de sa chaise. Il m’attrape
par ma chemise et me soulève. Je me retrouve plaqué au mur, les deux pieds
décollés du sol avec ses mains serrées sur ma gorge. Ses yeux remplis de sang,
sa bouche déformée, il transpire à grosses gouttes.
« TU VAS ARRÊTER DE TE FOUTRE DE MA GUEULE AVEC TES GRANDS-PARENTS. JE
VAIS TE MASSACRER ! »
Je ne dois mon salut qu’à la présence des deux autres hommes dans la
pièce qui l’ont intercepté et qui lui ont donné l’ordre de me lâcher et de
sortir immédiatement. Je m’écroule d’un coup dès qu’il a enlevé ses doigts
autour de mon coup. Je n’arrive pas à respirer, la gorge me brûle terriblement.
Lorsque mon agresseur fut enfin parti de la pièce, l’homme au complet gris me tend
la main pour m’aider à me relever. Dans un terrible effort, je lui tends les
deux miennes, n’ayant pas le choix dû au fait qu’une paire de menottes entourent
mes poignets. À nouveau assis face à ces deux hommes, j’essaye de reprendre mes
esprits et surtout mon souffle. Le deuxième individu me propose un verre d’eau,
un militaire et vu le nombre de grades sur son épaule, j’ai affaire à un général
de l’armée de terre.
« Je ne comprends pas ce qui arrive à votre collègue, il m’a demandé de
lui expliquer qui je suis et d’où je viens. Je lui expliquai tout simplement. » J’ai dit cette phrase d’une toute petite voix
d’enfant à cause de la difficulté à avaler et à prendre de l’air. L’homme au complet
me regarde droit dans les yeux.
« Vous devez comprendre mon “collègue” comme vous l’appelez. Il est le
premier flic de France et surtout responsable de la sécurité du Président de la
République. Il est très énervé, car cela fait maintenant cinq heures précisément
que vous avez tué le Président devant ses yeux. »
Je me demande bien ce que vous allez en penser 🤔